

Pour lancer cette série « Les portraits du CEE-M« , nous avons rencontré Dimitri Dubois , ingénieur de recherche au CNRS en économie comportementale et expérimentale, directeur adjoint du CEE-M, et qui s’est vu décerné, en septembre dernier la médaille de Cristal du CNRS qui distingue des femmes et des hommes, personnels d’appui à la recherche, qui par leur créativité, leur maîtrise technique et leur sens de l’innovation, contribuent aux côtés des chercheurs et des chercheuses à l’avancée des savoirs et à l’excellence de la recherche française.
Dimitri est responsable de la plateforme d’économie expérimentale de Montpellier (LEEM) au sein du Centre d’économie de l’environnement de Montpellier. Il est aussi impliqué dans de nombreux projets de recherche sur des thèmes variés tels que les dilemmes sociaux, les préférences sociales, la gestion des ressources communes, les décisions en contexte risqué ou incertain, et la finance comportementale, et participe également à des projets interdisciplinaires, comme par exemple un projet avec des biologistes de l’évolution portant sur l’adaptation locale à un environnement risqué, qui l’a conduit à réaliser des expériences d’économie au pied du volcan Semeru en Indonésie pour mesurer l’attitude face au risque et les préférences sociales des populations vivant dans ces zones exposées au risque d’éruptions volcaniques.
Peux-tu nous faire un petit historique de ta carrière ?
Mon intérêt pour la recherche est né lors de mon DEA (2001-2002), à l’occasion d’un mémoire consacré aux jeux de coordination de type Stag Hunt Game, inspiré par un article de Battalio et al. (2001) dans Econometrica. En approfondissant cette lecture, j’ai identifié l’absence d’un contrôle lié au risque relatif, que j’ai proposé d’intégrer à un protocole expérimental. Sous la direction de Marc Willinger, j’ai mené mes premières sessions au BETA, à Strasbourg, avec l’aide de Kene Boun My pour la programmation. J’y ai découvert la puissance du code pour donner vie à un design expérimental, une révélation marquante alors que je venais d’acquérir mon premier ordinateur.
Cette première expérience, de la conception à la collecte et à l’analyse des données, m’a passionné à chaque étape. L’étude a été publiée dans les Annals of Economics and Statistics (2007), et m’a permis d’obtenir une bourse de thèse à l’EDEG. J’ai alors poursuivi mes recherches sur les relations de confiance et de réciprocité dans les interactions économiques, dans la lignée du jeu de l’investissement (Berg et al., 1995), en lien avec les dynamiques de réputation sur des plateformes comme eBay. La dimension expérimentale m’a naturellement conduit à me former à la programmation, à l’analyse de données (R), et à l’administration système.
Avec la création du LEEM en 2004, j’ai assuré le recrutement des participants et la mise en œuvre des sessions. Rapidement, j’ai compris que je préférais combiner ingénierie et recherche, plutôt qu’enseignement et recherche. J’ai donc proposé la création d’un poste d’ingénieur dédié à l’expérimentation. Le LAMETA m’a recruté deux fois comme contractuel avant que le CNRS crée ce poste en 2008. Lauréat du concours, j’ai pris mes fonctions en décembre de cette année-là.
J’ai alors consacré plusieurs années à structurer le LEEM : procédures, base de données, comptabilité, développement d’un logiciel. Le soutien aux chercheurs s’est accru avec le développement de l’expérimentation au sein de l’unité, mobilisant une part importante de mon temps.
L’arrivée d’un second ingénieur, Jean-Marc, a permis de mieux répartir les tâches. J’ai ainsi pu reprendre une activité de recherche plus soutenue, centrée sur les mécanismes de coopération, la gestion des ressources communes, la fraude, les préférences sociales et les attitudes face au risque.
Aujourd’hui, je concilie pleinement ingénierie et recherche, conformément à l’ambition initiale qui m’animait
Dimitri lors d’un éxpérience dans les anciens locaux du LEE-M en 2015
En quoi consiste ton travail ?
Mon travail consiste à administrer la plateforme expérimentale LEEM, afin que la collecte de données se déroule dans les meilleures conditions possibles, conformément aux standards méthodologiques de l’économie expérimentale. Cette mission recouvre des dimensions administratives, logistiques, techniques, méthodologiques et scientifiques, toutes étroitement articulées autour des exigences de la recherche en sciences comportementales.
La dimension administrative concerne la gestion financière de la plateforme : suivi des dépenses, gestion de la régie d’avance, enregistrement des recettes.
La logistique renvoie à la gestion de la base de données des sujets, à l’infrastructure physique (salle expérimentale et dispositif mobile), à l’environnement logiciel (serveurs, bases de données), ainsi qu’à l’organisation des sessions expérimentales.
La dimension technique recouvre le développement logiciel, avec pour ligne de conduite que la technique ne constitue jamais un frein pour la recherche. Cela implique une veille constante sur les évolutions des langages de programmation, des technologies, des modalités de collecte de données, et des outils d’analyse.
Sur le plan méthodologique, je contribue à l’élaboration des protocoles expérimentaux, en lien avec les questions de recherche, les standards de la discipline (expériences en ligne, en laboratoire, sur le terrain, réplications, méta-analyses, etc.), et les contraintes de design(taille d’échantillon, appariement, structure des paiements, etc.). L’un des atouts majeurs de ma position est de collaborer avec de nombreux chercheurs travaillant sur des thématiques diverses, ce qui nourrit un apprentissage permanent. Par ailleurs, les évolutions institutionnelles, comme la protection des participants (RGPD, comités d’éthique) ou les exigences de la science ouverte (préenregistrement, partage du code, des données, des publications), nécessitent une actualisation régulière pour que nos pratiques soient alignées avec les attentes de la communauté scientifique.
Enfin, ma thématique de recherche, au sens large, est l’économie comportementale. Elle vise à comprendre et mesurer les comportements dans les décisions et interactions économiques, afin d’enrichir les modèles, affiner les prévisions, et proposer des solutions innovantes pour infléchir les comportements ou orienter les trajectoires, notamment en matière de responsabilité environnementale et de transition écologique.
En parallèle de cette activité principale, je m’investis dans l’enseignement (Master, École doctorale, Diplômes universitaires) et dans les instances de la recherche : Conseil de l’EDEG, bureau de l’ASFEE, Comité d’Éthique Opérationnel du CNRS – Sciences humaines et sociales, et bien sûr équipe de direction de l’unité.
Qu’est-ce que tu apprécies le plus dans ton travail, et ce que tu apprécies le moins ?
Ce que j’apprécie particulièrement, c’est la phase de construction des projets de recherche— et c’est d’ailleurs celle dans laquelle je suis le plus impliqué. Réfléchir à une question de recherche, formuler des hypothèses, concevoir un protocole expérimental pour y répondre, en s’appuyant sur la littérature existante tout en essayant d’innover ; développer les applications pour la collecte des données, organiser et conduire les sessions… toutes ces étapes sont particulièrement stimulantes.
J’apprécie également beaucoup le traitement et l’analyse des données : leur exploration, leur visualisation, leur mise en perspective à l’aide de statistiques ou de modèles économétriques. Mais je manque souvent de temps pour m’y consacrer pleinement.
La partie à laquelle je participe le moins est souvent la rédaction des articles. Je dois l’avouer, l’écriture me demande du temps — sans doute parce que je ne la pratique pas assez régulièrement. Les outils d’intelligence artificielle permettent aujourd’hui de réduire ce temps de rédaction, mais cela reste une compétence en soi, que certains de mes collègues maîtrisent beaucoup mieux que moi.
Ce que j’apprécie le moins, en un sens, c’est de ne pas pouvoir m’investir autant que je le souhaiterais dans certains projets, faute de temps. J’aimerais pouvoir consacrer plusieurs jours d’affilée à un même projet : approfondir une analyse, explorer plusieurs méthodes, lire en détail la littérature, prendre le temps d’écrire … Mais l’arrivée constante de nouveaux projets, souvent urgents, impose un rythme fragmenté, et oblige à reporter certains approfondissements.
Quels sont tes projets pour l’avenir à plus ou moins long terme ?
Je souhaite poursuivre l’articulation entre ingénierie et recherche, avec l’objectif de rendre l’expérimentation — en laboratoire, en ligne ou sur le terrain — accessible à l’ensemble des chercheurs du CEE-M, pour toutes les thématiques qui s’y prêtent.
Au moins deux défis majeurs se dessinent à l’horizon.
Le premier concerne l’évolution des standards de la communauté scientifique, qui exige désormais des échantillons plus importants, justifiés par des analyses préalables de puissance statistique, afin de renforcer la robustesse et la réplicabilité des effets observés. Cela suppose de repenser le format traditionnel des expériences en laboratoire isolé, menées sur de petits échantillons. Nous avons déjà participé à des expérimentations coordonnées entre plusieurs laboratoires, permettant d’atteindre jusqu’à 5 000observations, tout en conservant la forte validité interne propre aux dispositifs in vitro. C’est une voie prometteuse, susceptible de permettre à la France de s’aligner sur les standards internationaux. C’est précisément l’objet du projet sur lequel est missionné Gabriel Bayle durant son postdoctorat au CNRS.
Le second défi concerne la place croissante de l’intelligence artificielle dans les expérimentations. Deux grandes questions émergent : (i) quels sont les biais comportementaux propres aux agents d’IA, et (ii) peut-on, dans certaines conditions, recourir à l’IA pour se substituer à des participants humains dans les dispositifs expérimentaux ?
Sur le plan scientifique, je suis impliqué dans de nombreux projets de recherche stimulants, en collaboration avec des collègues brillants, sur des thématiques variées et pluri-disciplinaires : la gestion collective de ressources dynamiques et mobiles, les profils comportementaux des sportifs, l’impact de l’alimentation sur les comportements, les dilemmes sociaux intergénérationnels, ou encore des formes spécifiques de coopération, telles que la coopération paroissiale.
En parallèle, je souhaite m’investir dans un second mandat au sein de l’équipe de direction du CEE-M, en tant que directeur adjoint (DUA), afin d’y représenter le CNRS, les ingénieurs et techniciens, ainsi que les approches expérimentales et comportementales. Notre unité est aujourd’hui dans une dynamique très positive, avec de nombreux projets, financements et recrutements. Il nous faudra rester vigilants dans les années à venir pour conserver cette dynamique, renforcer notre visibilité scientifique, et attirer les meilleurs chercheurs français et internationaux dans nos domaines de compétence.
Qu’as-tu ressenti lorsque que tu as su que l’on t’avait décerné cette médaille ?
Recevoir une médaille du CNRS est une grande fierté. Le CNRS est une institution prestigieuse, au sein de laquelle œuvrent des agents remarquables dans tous les domaines scientifiques. Être distingué par une telle institution constitue une reconnaissance précieuse du travail accompli, de l’engagement quotidien et du temps investi.
J’en profite pour remercier chaleureusement mes collègues pour leur confiance, leur convivialité et les projets stimulants dans lesquels ils m’embarquent …
A Montpellier, le 19 mai 2025.